Rina Sherman, performeuse-cinéaste formée et partagée entre l’esprit de la Kitchen et celui du cinéma direct, est l’auteure d’une impressionnante série de « ciné-portraits » (1) dans laquelle s’inscrit son dernier en date, Delfeil de Ton, Je fais du Delfeil, qui a pour artiste et modèle cet écrivain et figure historique de Hara-Kiri (mensuel et hebdomadaire), de Charlie Hebdo, mais aussi du Nouvel Observateur (et de L’Obs), de Siné Hebdo et de Siné Mensuel.
La disciple de Jean Rouch se souvient de ses conversations avec lui où il était question des prises de vues longues « rendues possibles par les nouvelles caméras vidéo portables permettant aux documentaristes de filmer de longs entretiens ». Jean Rouch persistait à défendre le support 16 mm qui lui a non seulement permis de créer, caméra à l’épaule, des « plans séquences » mémorables, mais également de revenir sur les lieux du crime (= du tournage), en Afrique, pour les montrer à leurs protagonistes grâce à un projecteur transportable. Rina rappelle aussi qu’il pestait contre le « saucissonnage » des plans vidéo au montage qui représentaient un « effondrement de la pensée documentaire ». Brault, le coréalisateur des Raquetteurs (1958) et l’homme à la caméra du film de Rouch et d’Edgar Morin Chronique d’un été (1961), dit dans le ciné-portrait Michel Brault, le cinéma c’est ce qu’on veut en faire (2013), qu’avec l’arrivée du son synchrone, les auteurs de documentaires « ne s’employaient plus à concevoir un univers, ni visuel ni, encore moins, sonore ».
Après ses « tournages avec des communautés Ovahimba en Namibie et en Angola (2), Rina Sherman se lance dans des portraits filmés, ayant en « en tête l’idée de la beauté d’un visage humain en gros plan qui parle, pendant longtemps ». Elle a relevé le défi de produire de cette sorte « des longs métrages composés de trois gros plans » et d’expérimenter la longue durée avec un minimum de moyens comme l’ont fait les danseurs postmodernes dans le sillage d’une Anna Halprin. C’est donc en quelques plans seulement que Delfeil de Ton s’adresse directement à la caméra pour revenir sur son passé, lui, rare survivant de la galaxie Hara-Kiri, autrement dit d’un fleuron de la presse satirique française d’après-guerre. Une époque qu’il retrace avec précision pour l’avoir vécue de l’intérieur et qu’il évoque avec une jovialité communicative, par moments estompée de pensées flottantes d’amis disparus, de mort naturelle ou, comme on sait, de façon plus brutale. Ces réminiscences sont perceptibles, à deux ou trois moments, les yeux de l’ironiste étant à peine voilés derrière des lunettes teintées, design, du dernier chic.
Couverture de « Hara Kiri » du 16 novembre 1970, interdit à l’affichage.
La une du premier numéro de « Charlie Hebdo », daté du 23 novembre 1970. (Dessin Gébé)
Rina Sherman revisite avec Delfeil de Ton « les lieux des rédactions parisiennes » qui ont jalonné sa carrière, à partir de 1967 (date de la publication par Cavanna des Mémoires de Delfeil de Ton par Delfeil de Ton), de la rue de la Grande Truanderie à celle des Trois-Portes, sans oublier la rue de Montholon – passant des truands à un général d’Empire ayant lui-même tenté de « truander » Napoléon. À partir de 7 heures du soir, l’agence Dalmas cédait son entresol au-dessus de la poste de la rue Saint-Denis à l’équipe de Hara-Kiri réduite à Georges Bernier (le Professeur Choron), François Cavanna, Wolinski, Reiser (âgé de 16 ans), et DDT. Hara-Kiri se dédoublant d’une version hebdomadaire, DDT assure la rubrique « Les lundis de Delfeil de Ton », soit 3.800 signes en deux colonnes, complétés, le cas échéant, par une photo ou par une rustine : le « Post-scriptum qui n’a rien à voir » avec l’article ! L’équipe s’étoffe avec l’arrivée de Gébé, Fournier, Cabu, et Willem. En 1969, DDT devient rédacteur en chef du mensuel Charlie consacré à la bande dessinée – inspiré du Linus italien.
La censure censée protéger la jeunesse suspend à plusieurs reprises le mensuel Hara-Kiri qui n’était ni « un journal de gamins » ni une publication destinée aux enfants et, définitivement, l’hebdomadaire, suite à sa couverture sans dessin, réduite au fameux faire-part de décès de De Gaulle : « Bal tragique à Colombey – 1 mort » (3). Une trouvaille de dernière minute de Choron après un long moment de cogitation. DDT quitte Charlie-Hebdo en 1975 pour le Nouvel Observateur dans lequel il reprend les « Lundis de Delfeil de Ton » jusqu’en 2020 et où il défend à plusieurs reprises Siné après l’éviction de celui-ci par Philippe Val, un ancien chansonnier à succès devenu directeur de journal avant d’être promu par Sarkozy à la direction de Radio France. Le directeur de l’Obs, Denis Olivennes, un ami de Val, refusa pour sa part de mettre un terme à la collaboration comme pigiste de Delfeil à cet hebdomadaire. DDT a collaboré à celui de Siné et contribue encore au mensuel portant le nom du dessinateur. Cela a été, dit-il, son « oxygène par rapport à l’Obs. »
Nicolas Villodre
Film disponible en DVD https://www.kediteur.com/Film/VOICES/Delfeil_de_Ton.html
Film disponible en VOD https://vimeo.com/ondemand/delfeildetonvod
(1). Ciné-portraits de Philippe Apeloig, Margo Rouard-Snowman, Jacques Blamont, Bernard Esambert, Michel Zink, Sylvie Depondt, Ruy Duarte de Carvalho, Henri Froment-Meurice, Alain Gheerbrant, Phill Niblock, James Patrick Donleavy, François Roustang, Bernard du Boucheron, Michel Brault, Andres Serrano, Zelda Kaplan, Rhoda Scott, Jean Tabet, Maïa Paulin Wodzislawska, Albert Sasson et Claude Lévy-Soussan. Ces films sont distribués en DVD et disponibles en VOD chez k éditeur
(2). A voir sur le site internet de Rina Sherman : http://www.rinasherman.com
(3). Ce titre faisait allusion à un fait divers tragique qui venait de se produire : l’incendie du 5-7, discothèque située le long de ce qui était la route nationale 520, à Saint-Laurent-du-Pont, qui avait fait 146 morts, le 1ᵉʳ novembre 1970.